Déc 14 2012

AFE : un projet de réforme passéiste, au mépris du suffrage universel direct

« Fête funéraire en l'honneur de feu le Suffrage universel ». Le Charivari, 12 juin 1850

Trente ans après la loi de 1982 instaurant l’élection au suffrage universel des conseillers à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE), la ministre déléguée aux Français de l’étranger Hélène Conway a annoncé devant le bureau de l’AFE (tout en rendant hommage au travail des élus – ce qui n’a pas manqué de susciter des fou-rires quelque peu amers) sa prochaine disparition… et elle est même allée jusqu’à présenter celle-ci comme « une nouvelle étape pour améliorer la représentation politique des Français de l’étranger » !

Le projet de réforme devrait être débattu au Parlement au printemps 2013.

La présentation d’Hélène Conway, ainsi que les précisions techniques apportées par son directeur de cabinet Sylvain Itté, esquissent le projet suivant :

  • Disparition de l’AFE en tant qu’assemblée élue au suffrage universel direct : les 155 conseillers AFE seraient remplacés par 442 conseillers consulaires, qui éliraient en leur sein 81 délégués à l’AFE. Ces derniers, issus de 15 à 16 circonscriptions, viendraient siéger à Paris une à deux fois par an et éliraient leur propre président. Les modalités de désignation de ces délégués demeurent floues : vote électronique ? vote par correspondance ? « Conclave » ? Quoi qu’il en soit, cette cooptation rappelle fort les modalités de désignation des sénateurs des Français de l’étranger avant 1982 – celles-là même que n’avait cessé de critiquer alors le PS ! Et l’on imagine assez bien les difficultés engendrées par la nécessité, pour les candidats à l’AFE, de mener simultanément une double campagne : auprès des Français de leur circonscription pour être élus conseillers consulaires et auprès de leurs homologues susceptibles d’être élus, afin de pouvoir bénéficier de leurs suffrages pour accéder à l’AFE !
  • Réduction du rôle des élus des Français de l’étranger à une micro-gestion de comités consulaires : perdant toute occasion d’interaction directe avec le gouvernement, l’administration et les parlementaires, les conseillers consulaires auraient pour seule compétence la participation, une à deux fois par an, aux réunions du « conseil consulaire ». Ces conseils, qui résulteraient de la fusion entre les comités consulaires actuels (CCPAS pour l’attribution des aides sociales, et comités des bourses), seraient également compétents pour traiter de la sécurité, de l’emploi et de la formation, ainsi que des aides aux anciens combattants. Rappelons que les élus à l’AFE participent déjà aux comités de sécurité, d’aide aux anciens combattants et que les comités pour l’emploi et la formation ont été supprimés dans de très nombreux pays, pour être délégués aux structures du pays d’accueil ou aux Chambres de commerce locales.. Seuls les conseillers consulaires et le chef de poste diplomatique ou consulaire y détiendraient le droit de vote, mais des personnalités qualifiées pourraient y participer à titre consultatif. Dans ce schéma, les élus seraient réduits au rôle d’auxiliaires de l’administration, en gérants des micro-budgets alloués aux consulats, puisqu’ils se contenteraient de discuter de la répartition d’une enveloppe prédéfinie en haut lieu. Une mission bien peu utile et valorisante, pour laquelle la France risque d’avoir des difficultés à trouver des candidats… Et une approche réductrice de l’intérêt général et des besoins des Français de l’étranger, car le nombre de bénéficiaires des bourses scolaires ou des aides sociales, rapporté à la population des expatriés, reste très marginal. D’autant que l’application de nombreuses lois françaises (et l’aide apportée – ou pas – aux concitoyens expatriés ayant du mal à faire respecter ces droits, tant au travers des permanences que d’un soutien individualisé) a un impact direct sur l’ensemble des Français de l’étranger ! En rajoutant un étage au millefeuille institutionnel et en assignant à ces élus comme mission principale la simple participation aux comités consulaires, on affaiblit les mécanismes de défense des droits des Français de l’étranger face à l’administration consulaire et métropolitaine. Jusqu’en 2012, les élus AFE pouvaient directement saisir les administrations et le gouvernement à l’occasion des 2 sessions annuelles ou des bureaux, et tout au long de l’année via leurs sénateurs. En perdant les sessions parisiennes, ils sont privés non seulement de cet espace d’interaction avec les pouvoirs publics, mais aussi des opportunités de formation et d’échanges de bonnes pratiques avec leurs pairs d’autres circonscriptions.
    N’oublions pas non plus que désormais les parlementaires ne pourront plus siéger à l’AFE nouvelle formule. S’il était indispensable qu’ils interviennent a minima dans les débats de l’AFE afin de laisser la priorité d’expression à ses membres venus de l’étranger, il semble peu compréhensible qu’il leur soit refusé désormais le simple droit d’assister aux sessions de l’AFE, et donc de répondre utilement, par leur connaissance du parlement et leur vision globale des problématiques, aux interrogations des membres élus !
  • Un nouveau maillage géographique aux effets discutables. Les conseillers consulaires seront élus dans les circonscriptions consulaires comptant au moins 500 inscrits. Il n’y aura donc pas de conseil consulaire dans les petites circonscriptions (alors même qu’il s’agit parfois de pays émergents, parfois difficiles, où les communautés françaises en formation ont particulièrement besoin de soutien) ou dans celles bénéficiant d’un simple consulat à gestion simplifiée (alors même qu’ils gèrent parfois des populations plus importantes que certains consulats de plein exercice). En cas de fermeture du consulat, la zone perdrait son élu. En cas d’augmentation rapide de la population (comme dans de nombreux pays émergents), il faudra sans doute attendre plusieurs années avant d’en obtenir un. Cette réforme aggravera la surreprésentation des métropoles dans lesquelles se concentrent les communautés françaises, au détriment des communautés plus dispersées.

  • Une AFE transformée en coquille vide. Pour la ministre déléguée, le modèle vers lequel devrait tendre l’AFE est… le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) : un organisme produisant études et rapports pour le gouvernement. Cet objectif est-il réaliste ? Le budget annuel de l’AFE dépasse à peine les 3 millions d’euros, celui du CESE approche les 40 M€. Surtout, les 81 membres de l’AFE ne devraient se réunir qu’une fois par an (deux au maximum) à Paris et la réforme rend peu probable le maintien du travail sous forme de commissions auditionnant diverses personnalités…Cet objectif de transformation de l’AFE en « CESE des expatriés » est-il pertinent ou opportun ? Le risque de création d’un « comité théodule » et de velléités de duplication du travail du CESE ou des parlementaires des Français de l’étranger est patent. Et la production de volumineux rapports sera moins utile aux Français de l’étranger que les interactions actuelles entre l’AFE et les administrations, visant à clarifier ou défendre des points spécifiques de droit. Enfin, la ministre déléguée prétend que l’AFE gagnera deux compétences : la communication du projet de budget annuel de l’administration consulaire (programme 151 de la mission « action extérieure de l’Etat ») en même temps qu’aux parlementaires et l’obtention d’un rapport d’activité du Ministre suivi d’un débat. Ces deux initiatives n’amélioreraient en rien la situation actuelle. Les conseillers AFE ont déjà accès au projet de budget en amont de son examen par le Parlement, tant par Internet que par les sénateurs (cf mon billet du 1er octobre 2012), permettant une interaction qui enrichit le débat parlementaire. Quant au rapport annuel devant l’AFE : il existe déjà, présenté par le Directeur des Français de l’étranger et de l’administration consulaire, et le fait que ce soit le Ministre et non ce Directeur qui en décrive les grands axes et en débatte avec les conseillers ne change pas grand-chose sur le fond.

  • Un élargissement très relatif  du collège électoral des sénateurs. Depuis la réduction du mandat sénatorial à 6 ans en 2004, les 155 grands électeurs étaient appelés, tous les trois ans, à élire 6 sénateurs représentant les Français de l’étranger. Désormais, les 12 sénateurs seraient renouvelés par 442 conseillers consulaires. Cet élargissement du corps électoral était indispensable pour garantir la légitimité des sénateurs et limiter les conflits d’intérêt et les pressions sur le corps électoral. Mais, alors qu’il est présenté comme l’un des principaux motifs de réforme de l’AFE, il demeurera extrêmement limité… Une telle réforme a minima n’apportant de vraie réponse ni au problème du déficit démocratique ni à celui du risque de clientélisme, risque fort d’aboutir à la disparition pure et simple des sénateurs représentant les Français de l’étranger – une piste déjà évoquée dans le rapport Jospin. L’avis voté par l’AFE en septembre dernier, qui préconisait que les suivants de liste des conseillers AFE puissent être intégrés au corps électoral des sénateurs, permettrait un élargissement bien plus important, et plus facile à mettre en œuvre,  de ce collège électoral.

  • Un agenda précipité. La détermination de la gauche à remodeler le corps électoral avant les sénatoriales de 2014 qui s’annoncent délicates pour elle, la pousse à un coup de force bien peu respectueux des électeurs. Pour redécouper les circonscriptions et imposer la proportionnelle avant 2014, elle s’apprête à dissoudre l’AFE, alors que la moitié de ses membres avaient été élus au suffrage universel en juin 2009, pour un mandat de 6 ans.

Sur le fond, les précisions apportées par Hélène Conway et Sylvain Itté ne sont donc guère rassurantes. Sur la forme, tous deux persistent dans la méthode (déjà éprouvée au moment de la suppression de la PEC) du passage en force : la concertation n’est que de façade et aucune des suggestions qui en découlent n’est retenue.

Après avoir foulé aux pieds l’avis voté par l’AFE en septembre, la ministre déléguée prétend avoir tenu compte de ses grands principes (proximité, représentativité, élargissement du collège électoral des sénateurs et soutenabilité financière), alors même que ces 4 axes constituaient le cadre de réflexion imposé par le ministère et non les propositions de l’AFE ! Hélène Conway a prétendu devant l’AFE qu’une étude d’impact avait été réalisée : si c’est le cas, pourquoi les élus de l’AFE et les parlementaires représentant les Français de l’étranger n’en ont-t-ils pas eu connaissance ? Preuve de l’incapacité du gouvernement à créer un consensus autour de cette réforme, même l’ADFE (association des élus des Français de l’étranger de gauche et écologistes) s’inquiète d’une telle réforme : Monique Moralès a ainsi souligné l’importance de préserver une élection au suffrage universel des conseillers à l’AFE, et jugé « drastique » la réduction de 155 à 81 du nombre de ses conseillers. Le rapporteur de la Commission des lois de l’AFE, Martine Schöppner s’écriait quant à elle : « Comment, après avoir été membre élue de l’AFE, pouvez-vous en être aujourd’hui son fossoyeur ? »

Il faut dire qu’au lieu de chercher à améliorer le dispositif actuel, la ministre déléguée préfère, en faire table rase et dénigrer les élus AFE, accusés tour à tour de n’être ni assez présents sur le terrain, ni capables de lutter contre l’abstention (alors que les députés des Français de l’étranger n’ont pas été « mieux élus » que la plupart d’entre eux !). D’après la ministre déléguée « 90% des décisions qui touchent les Français de l’étranger sont prises localement ». Une assertion qui méconnaît grandement la réalité de l’action quotidienne des élus AFE (alors qu’elle était l’une des leurs jusqu’à son arrivée au Sénat en septembre 2011…), mais aussi celle des parlementaires représentant les Français établis hors de France… Plus inquiétant encore (!) cela traduit une certaine incompréhension de son rôle même de la ministre déléguée aux Français de l’étranger qui passe elle aussi l’essentiel de son temps à Paris… Comme je le disais en réaction dans un de mes tweets, si 90% des décisions sont prises localement, et que les 10% restant se partagent entre les parlementaires et elle, a-t-on vraiment besoin d’un ministre aux Français de l’étranger ?  Dans ce contexte, le maintien d’une réunion à Paris (peut-être deux, mais avec  seulement 81 élus présents) est présenté non comme une nécessité, mais comme une véritable aumône : « Il aurait été plus simple d’avoir des conseillers consulaires sur place et les parlementaires à Paris, mais j’ai tenu à rajouter une couche : ces 81 conseillers élus par leurs pairs » !

Au-delà des écueils énumérés ci-dessus, il n’est pas sûr que ce modèle puisse fonctionner en pratique : il risque d’être difficile de trouver des candidats à la fonction peu valorisante de conseiller consulaire, tandis que les sièges de conseillers à l’AFE ne deviendront accessibles qu’aux personnalités soutenues par les puissantes associations (UFE et ADFE) ou par les grands partis politiques comme le PS ou l’UMP. Quant à l’abstention, elle risque d’être aggravée par la faible lisibilité de ce millefeuille institutionnel, dans lequel la légitimité du suffrage universel reviendra à des élus dépourvus de tout pouvoir, tandis que les délégués AFE seront, eux, élus au suffrage indirect.

Au lieu d’une telle réforme « à la portugaise » (où 5 millions d’expatriés sont seulement représentés par 4 députés…) ou « à l’italienne » avec des comites consulaires et un « conseil général » dont tout le monde s’accorde à reconnaitre qu’elles sont  bancales, il serait possible et opportun de poursuivre le long chemin de transformation de l’AFE mené depuis plusieurs décennies, en la dotant de vraies compétences délibératives, quitte à augmenter son budget (il est toujours possible de trouver des moyens pour les causes justes — et la mobilisation des réserves parlementaires de l’ensemble des parlementaires Français de l’étranger permettrait par exemple un maintien ou un accroissement du budget de l’AFE). Une telle réforme permettrait ainsi de parachever un dispositif institutionnel pour lequel la France est une pionnière à l’échelle mondiale et qui suscite l’admiration de tous.

Sylvain Itté, directeur de cabinet de la Ministre,  a, comme en septembre dernier, balayé d’un revers de manche cette option au prétexte qu’elle serait inconstitutionnelle. Mais une réforme de la Constitution (à l’instar de celle qui, en 2008, a créé les députés des Français de l’étranger) reste toujours possible. D’ailleurs le Directeur de cabinet, si à cheval sur les principes constitutionnels, n’hésite pas à les contourner : en France, le Conseil Constitutionnel exige que la répartition des élus se réalise sur une base géographique. L’application de ce principe aux élections de la nouvelle AFE impliquerait de réserver plus de la moitié des sièges (plus de 220 sièges de conseillers consulaires et plus de 40 sièges de délégués à l’AFE) à l’Union européenne : une difficulté que Sylvain Itté élude en prétendant que cette exigence ne vaudrait que pour les législatives et les sénatoriales et non pour l’AFE : les électeurs de l’étranger apprécieront la logique de ce grand-écart !

Le débat sur la mise à mort de l’AFE risque fort d’être cantonné à une sphère relativement étroite d’expatriés. Ce serait extrêmement dommage, car derrière la disparition programmée d’un organisme innovant, que nombre de pays nous envient, ce sont les principes mêmes de la démocratie française qui sont mis à mal. Le respect du suffrage universel est en effet indispensable, si nous ne voulons pas insidieusement nous diriger vers une forme de dictature bureaucratique, aux antipodes des évolutions actuelles en termes de mondialisation et de déterritorialisation des droits.

→ Lire le discours d’Hélène Conway devant le bureau de l’AFE du 14 décembre 2012

→ Lire mes billets précédents sur la réforme de l’AFE : celui écrit à la suite du petit déjeuner de travail des parlementaires représentant les Français de l’étranger avec Hélène Conway, et celui rédigé après la session plénière de l’AFE de septembre 2012.