Extrait du compte-rendu intégral du 2 mai 2016 :
Article additionnel avant l’article 40 AA
Mme la présidente. L’amendement n° 419 rectifié, présenté par Mme Garriaud-Maylam, MM. Charon et del Picchia, Mme Deromedi, MM. Doligé, Joyandet et Husson, Mme Kammermann, MM. Laufoaulu, Masclet et Perrin, Mme Procaccia et MM. Raison et Rapin, est ainsi libellé :
Avant l’article 40 AA
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
L’article 3 de la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique est ainsi modifié :
1° Sont ajoutés les mots : « ou hors de France » ;
2° Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« Les professionnels commercialisant des livres numériques ne peuvent ni exiger de leurs acheteurs qu’ils règlent avec une carte bancaire française, ni limiter la possibilité d’achat aux clients dont l’adresse IP est située en France. »
La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Cet amendement est défendu.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission de la culture ?
Mme Colette Mélot, rapporteur pour avis de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Cet amendement vise à rendre la loi du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique applicable aux achats réalisés depuis l’étranger sur les plateformes françaises.
Madame Garriaud-Maylam, vous avez présenté un amendement ayant le même objet au cours de l’examen en séance publique de la proposition de loi tendant à encadrer la vente à distance des livres, dite « proposition de loi Amazon ». Il vous a été répondu à l’époque, tant par la rapporteur de notre commission, Bariza Khiari, que par la ministre de la culture, Aurélie Filippeti, que la loi du 26 mai 2011 étant d’application territoriale, il serait particulièrement curieux qu’elle fasse l’objet d’exceptions en fonction de la nationalité des consommateurs.
Outre qu’il serait difficile à appliquer, un dispositif dérogatoire n’aurait que peu d’effets sur l’activité des plateformes françaises de vente de livres numériques, la clientèle dont il est question ne représentant qu’une très faible part de leur chiffre d’affaires.
S’il est exact que des difficultés existent dans certains pays en ce qui concerne la disponibilité d’ouvrages en langue française, le présent amendement ne constitue en aucun cas une réponse adéquate vis-à-vis de nos compatriotes vivant à l’étranger.
De fait, l’accessibilité des livres à l’étranger se heurte à plusieurs obstacles : les éditeurs ne bénéficient pas toujours des droits d’exploitation mondiaux leur permettant de diffuser leurs livres ailleurs que sur le territoire national ; des difficultés d’ordre technique se posent également, les vendeurs devant payer les taxes afférentes à la transaction dans le pays de l’acheteur.
Dès lors, la commission de la culture a émis un avis défavorable sur votre amendement. Peut-être pourrai-je, à titre personnel, m’en remettre à la sagesse du Sénat, mais je souhaite d’abord entendre l’avis de Mme la secrétaire d’État.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. Je vous remercie, madame Garriaud-Maylam, d’avoir appelé mon attention sur cette question, car, grâce à vous, j’ai débroussaillé l’état du droit pour en comprendre les tenants et aboutissants.
Je vous confirme l’engagement du Gouvernement pour accompagner l’essor de la langue et de la culture françaises à l’étranger, qui suppose, bien entendu, la disponibilité des livres numériques pour les acheteurs situés à l’étranger. Cette disponibilité, importante d’un point de vue commercial pour les éditeurs français, l’est aussi du point de vue culturel pour le rayonnement de la francophonie, les acheteurs dont il est question n’étant pas seulement français, mais également francophones ; elle est essentielle aussi pour les familles qui souhaitent accéder à des contenus littéraires en français depuis l’étranger, notamment pour leurs enfants.
À la suite des premières questions posées au Gouvernement sur ce sujet, un groupe de travail a été mis en place au sein du ministère de la culture, destiné à identifier les freins à une meilleure diffusion des livres français à l’étranger.
Par ailleurs, le Bureau international de l’édition française a établi à la fin de 2015 un rapport, que je vous invite à consulter, dont il ressort que les obstacles à la disponibilité des livres en français sont peu liés à la question des droits d’auteur, dans la mesure où la plupart des éditeurs français disposent de droits d’exploitation mondiaux ; voilà donc une difficulté qui ne se pose pas. Ce rapport fait apparaître que les axes d’amélioration concernent surtout les pratiques commerciales des opérateurs de vente ou de revente, des intermédiaires que sont les plateformes numériques : du fait de leurs systèmes d’information, ceux-ci ont parfois des difficultés à gérer des transactions à distance de livres électroniques réalisées depuis l’étranger au moyen de cartes bancaires étrangères, parce qu’ils sont tenus de collecter la TVA sur le territoire français. À la vérité, les difficultés sont donc surtout d’ordre technique et opérationnel, liées à la collecte de la TVA.
Il semble que rien dans la législation actuelle ne limite la vente de livres numériques depuis l’étranger à l’étranger. Il n’y a donc pas de contrariété entre le droit français et la directive européenne applicable dans ce domaine. Au reste, vous expliquez vous-même, dans l’objet de votre amendement, que les freins sont d’ordre commercial. C’est aussi ce que je constate : il existe aujourd’hui plusieurs start-up qui, au moyen des outils numériques, vendent des livres numériques français à l’étranger, par exemple, Feedbooks.
Madame la sénatrice, vous proposez de modifier l’article 3 de la loi du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique, afin que celle-ci soit rendue applicable à l’étranger. Cette opération reviendrait à appliquer le prix unique du livre à des acheteurs situés à l’étranger, donc à donner à une législation franco-française une application mondiale. Vous comprendrez que la territorialité de la loi française s’y oppose, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une disposition d’ordre public. De fait, l’acheteur situé à l’étranger comme la plateforme, qui, elle aussi, peut être domiciliée à l’étranger ou de nationalité étrangère, n’ont pas forcément de liens directs avec le territoire national.
À ce stade, je suggère que le Gouvernement poursuive son engagement résolu à Bruxelles en ce qui concerne la directive relative au droit d’auteur, en vue de lever les obstacles qui continuent de se manifester sous la forme du geoblocking. Je suis convaincue que cette action, inscrite à l’agenda prioritaire de la Commission européenne, permettra de débloquer les freins que vous déplorez.
En outre, je continuerai, avec la ministre de la culture, à accompagner les éditeurs, car il s’agit principalement, je crois, de leur apporter une aide opérationnelle pour leur permettre d’accepter des transactions financières réalisées depuis l’étranger. Madame Garriaud-Maylam, je m’engage auprès de vous à poursuivre ce travail de concert avec ma collègue.
Mme la présidente. Madame Garriaud-Maylam, l’amendement n° 419 rectifié est-il maintenu ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Je remercie Mme la secrétaire d’État pour ses propos, qui prouvent qu’elle a compris l’enjeu de la disposition que je propose, mais je tiens à revenir sur les obstacles qui ont été évoqués.
Mon amendement vise la portabilité des services de contenu en ligne, en l’occurrence des livres numériques. Le fait est que la plupart des éditeurs refusent les achats réalisés depuis une adresse IP localisée à l’étranger ou ne permettent le paiement qu’avec une carte bancaire française.
Voilà des années que je soulève le problème au Sénat, par le biais tant de questions écrites et orales que d’amendements d’appel. Ainsi, comme Mme la rapporteur pour avis l’a rappelé, j’ai présenté en 2014 un amendement d’appel ayant le même objet que celui-ci, avant de le retirer. Aujourd’hui, je crois qu’il est temps d’aller au-delà des déclarations de bonnes intentions et de remplir vraiment notre rôle de législateur.
Mes chers collègues, il s’agit d’un sujet de très grande importance, non seulement pour les Français de l’étranger, mais aussi pour tous les francophones et francophiles du monde. Il faut tout de même rappeler que nombre de pays ne disposent pas de la moindre librairie française, même des pays francophones comme Madagascar ! Sans parler des pays anglophones, où l’on ne peut même pas avoir accès à un livre en français sur une plateforme numérique.
Cette situation, discriminatoire envers les Français de l’étranger, contrevient aux principes fondamentaux de notre droit, ainsi que du droit européen ; à cet égard, je rappelle que la directive européenne 2006/123/CE interdit, en son article 20, les discriminations fondées sur la nationalité ou sur le lieu de résidence au sein du marché intérieur européen. Elle est aussi aberrante par rapport à la notion d’exception culturelle française et totalement contradictoire avec nos ambitions en matière de développement de la francophonie : comment prétendre au marché de 700 millions de francophones à l’horizon de 2050 si nous ne sommes pas même capables d’offrir aux enfants francophones, ou qui souhaiteraient le devenir, la possibilité de lire des livres en français ?
Les arguments qui m’ont été opposés me semblent peu recevables. En particulier, on m’objecte que la demande de livres numériques en français serait faible sur les plateformes : comment en serait-il autrement, puisque, précisément, les Français et les francophones savent qu’ils ne peuvent pas acheter de livres en français par ce moyen ?
Mme la présidente. Votre temps de parole est écoulé, ma chère collègue.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Je vous serais reconnaissante, madame la présidente, de m’accorder quelques instants supplémentaires, car l’enjeu est considérable.
Mme Éliane Assassi. Il ne fallait pas voter la dernière révision du règlement !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Un règlement européen est en cours d’élaboration et un rapport a été établi. C’est ce qu’on répond toujours à mes questions écrites : un rapport est en cours de préparation.
Mme la présidente. Ma chère collègue, il vous faut conclure.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. À une collègue qui a posé la même question en 2014, on a assuré qu’un rapport serait établi au début de 2015. Or le ministère des affaires étrangères, que j’ai interrogé, m’a répondu qu’il n’avait pas du tout travaillé sur la question du livre numérique !
Mme la présidente. Veuillez conclure maintenant, ma chère collègue !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Je suis disposée à accepter un sous-amendement, mais je ne retirerai pas mon amendement, car c’est une question de principe !
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. Pour avoir été députée, je comprends l’exaspération du parlementaire à qui l’on oppose une réponse administrative et technocratique…
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. … consistant, en fin de compte, à le balader d’un mois à l’autre…
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. D’une année à l’autre !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. … sans lui apporter de véritable réponse. Aussi, madame Garriaud-Maylam, vous inviterai-je à venir me rencontrer, pour que nous discutions très précisément de cette question. Peut-être pourrons-nous, vous-même et la modeste secrétaire d’État au numérique que je suis, avec nos amis du ministère des affaires étrangères et du ministère de la culture, compétents au fond sur ces questions, faire enfin avancer les choses.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.
M. Jean-Yves Leconte. Je tiens à saluer la pugnacité de Mme Garriaud-Maylam, ainsi que la réponse de Mme la secrétaire d’État. La question est en effet d’une très grande importance pour la diffusion de la culture française à l’étranger.
Permettez-moi de vous parler de mon expérience personnelle en la matière. Vivant à l’étranger, avec une carte bancaire étrangère, je ne pouvais avoir accès à rien en France ! Que voulez-vous faire en pareil cas ? Eh bien, vous apprenez à pirater ! (Marques de surprise et exclamations sur diverses travées.)
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Exactement !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. Ne le dites pas trop fort ! (Sourires.)
M. Jean-Yves Leconte. J’ai donc appris à pirater, à faire du peer-to-peer ; tout ce que je ne pouvais pas acheter, parce que les cartes bancaires étrangères étaient refusées, j’ai appris à y accéder d’une autre manière. Est-ce ainsi que l’on défend la culture française et francophone à l’étranger ? En vérité, il me semble qu’il faut aller plus loin sur le sujet !
La géolocalisation, quant à elle, est facile à contourner : il suffit de prendre un « proxy ». À ce propos, je songe à un amendement que j’ai déposé, et qui malheureusement a été déclaré irrecevable au titre de l’article 40 de la Constitution, sur l’accès aux sites internet des chaînes publiques françaises de télévision, qui pratiquent la géolocalisation pour bloquer ceux qui veulent regarder certaines émissions depuis l’étranger. Ces pratiques-là sont aussi très regrettables du point de vue de la diffusion de la culture française. Elles sont au demeurant faciles à contourner, puisque, dans ce cas aussi, il suffit de prendre un « proxy ».
Tout de même, mes chers collègues, il faudrait peut-être que tous ces gens qui s’occupent de droit d’auteur comprennent qu’on ne peut pas raisonner au XXIe siècle, avec le numérique, comme l’on raisonnait au XIXe !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Exactement !
M. Jean-Yves Leconte. Je me souviens aussi du débat sur la liberté de panorama. Sur tous ces sujets, il faut adapter un certain nombre de dispositions législatives aux évolutions que les techniques permettent. Car si la loi n’est pas respectable, elle ne sera pas respectée !
S’agissant en particulier des adresses IP et des « proxy », le contournement étant facile, il est d’autant plus nécessaire que des évolutions aient lieu.
L’amendement n° 419 rectifié est donc bienvenu, même s’il ne relève peut-être pas du domaine législatif. Par ailleurs, je suis convaincu que Mme la secrétaire d’État aura à cœur de faire avancer un sujet depuis longtemps bloqué. Pour l’heure, je crois qu’il faut répondre à l’exaspération de tous ceux qui constatent qu’on peut contourner les difficultés, mais en enfreignant des règles : nous devons leur permettre d’agir dans le respect du droit !
Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 419 rectifié.
(L’amendement est adopté.)
Mme la présidente. En conséquence, un article additionnel ainsi rédigé est inséré dans le projet de loi, avant l’article 40 AA. (M. Bruno Sido applaudit.)
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Merci !
Article additionnel avant l’article 40 AA
Dossier législatif : projet de loi pour une République numérique
Article 40 AA (interruption de la discussion)
Article 40 AA
(Non mo