Mar 26 2013

La citoyenneté à l’épreuve de la fracture numérique

Tribune parue dans Lepetitjournal.com :

Au détour d’un article du long et technique projet de loi réformant la représentation des Français de l’étranger, le gouvernement porte une sérieuse estocade à l’égalité républicaine.

Il supprime en effet la possibilité, pour les Français de l’étranger, de voter par correspondance pour l’élection de leurs élus locaux. Depuis plus de 30 ans, le vote par correspondance postale était en effet autorisé pour l’élection au Conseil Supérieur des Français de l’étranger (devenu, en 2004, Assemblée des Français de l’étranger).

En juin dernier, il avait été également autorisé pour la première élection des députés des Français de l’étranger – une pratique que le Conseil constitutionnel a d’ailleurs revalidée dans sa décision du 15 février 2013.

Pourquoi autoriser à l’étranger un mode de votation non pratiqué en France ? En France, dans la plupart des agglomérations, le bureau de vote est accessible à pied ; même dans les départements les plus ruraux, quelques dizaines de minutes de voiture permettent de s’y rendre. Dans de nombreux pays, c’est en centaines, voire en milliers de kilomètres que s’apprécie la distance du bureau de vote. Lorsque, comme en juin 2012, se tiennent 2 élections à 2 tours chacune, l’électeur devrait faire 4 aller-retour pour remplir son devoir électoral. Le vote par procuration est certes autorisé, mais le nombre de procurations par mandataire est limité, et de trop nombreux Français de l’étranger ne connaissent aucun mandataire de confiance proche de leur bureau de vote.

Preuve de l’intérêt du vote par correspondance, il fut plébiscité lors de toutes les dernières élections à l’AFE. Dans la zone Europe-Asie, ce sont entre deux tiers et trois quarts des électeurs qui ont voté par correspondance ces dernières années ; dans la zone Afrique-Amérique, lors des dernières élections de 2009, 61% des électeurs ont voté par correspondance, contre 31% à l’urne et 9% par voie électronique. Le vote électronique, autorisé dès 2003 pour les élections à l’AFE, n’y a d’ailleurs jamais rencontré de réel succès auprès des votants (environ 10% d’entre eux y ayant recours).

Le gouvernement se fonde sur la seule expérience des dernières législatives pour annoncer le remplacement du vote par correspondance postale par le vote par Internet. En effet, ce ne sont alors que 2% des électeurs qui ont voté par correspondance postale, alors que plus de 50% d’entre eux expérimentaient le vote électronique. Cette situation inédite s’explique largement par la concordance entre un très fort investissement technique et promotionnel dans le vote Internet et un manque total de communication vis-à-vis du vote par voie postale, couplé à des contraintes nouvelles (inscription très en amont, insertion d’une copie signée de la pièce d’identité, etc.) et de nombreux problèmes techniques (dont la mauvaise qualité de la colle, expliquant que de nombreux votes aient dû être annulés suite à l’arrivée d’enveloppes ouvertes… !).

Je ne peux que m’étonner que le gouvernement se fonde exclusivement sur cette expérience pour renier des décennies de recours fructueux au vote par correspondance postale. D’autant que le vote Internet est reconnu plus « dangereux » pour le secret du vote que celui par correspondance postale. Ainsi, en Allemagne, le vote par correspondance postale est même utilisé pour les élections locales, tandis que la Cour constitutionnelle fédérale a, dans son arrêt du 3 mars 2009, conclu à l’anticonstitutionnalité du vote par ordinateur.

Parmi tous les pays qui autorisent leurs expatriés à voter, le vote par correspondance est le plus utilisé, souvent en complément du vote à l’urne ou du vote par procuration. Vingt-cinq pays (comme le Canada, la Norvège, le Mexique et la Suisse) ne permettent même pas à leurs expatriés de voter à l’urne, n’autorisant que le vote par correspondance. Les Français seraient-ils plus idiots ou tricheurs que les autres ?

Je ne nie pas l’intérêt du vote électronique -à condition qu’il soit encadré de garanties suffisantes-, en particulier dans les régions où les services postaux fonctionnent mal. Mais il me semble essentiel que soit maintenu le vote par correspondance postale, pour permettre aux très nombreux Français de l’étranger éloignés des bureaux de vote et non familiarisés avec la pratique de l’ordinateur d’exercer eux aussi leur citoyenneté. La fracture numérique est, plus encore que dans l’hexagone, une réalité parmi nos communautés expatriées. Qu’elle soit d’origine générationnelle ou liée à la mauvaise qualité des réseaux Internet locaux (ou à l’âge des ordinateurs utilisés…), elle concerne un nombre extrêmement important de personnes.

Je ne comprends donc absolument pas les motifs qui poussent le gouvernement à priver les expatriés d’un mode de votation sûr (en tous cas pas moins sûr que le vote Internet !) et au coût extrêmement modique.

Cette situation discriminante est d’autant plus grave qu’elle s’accompagne d’une dématérialisation de l’information électorale. Désormais, seuls les Français n’ayant pas communiqué d’adresse électronique au consulat pourront recevoir l’annonce de l’élection et la profession de foi des candidats par courrier… Une aberration à l’encontre de laquelle j’ai également tenté de défendre un amendement, qui n’a malheureusement pas non plus été adopté.

Certains responsables politiques gagneraient à voyager au-delà des grandes capitales européennes et à rencontrer des Français de l’étranger en dehors des ambassades et du milieu des affaires, pour mieux appréhender la variété de situation des expatriés.

En attendant, c’est le principe même de citoyenneté qui pâtira de cette décision inique, tandis que l’abstention en sortira renforcée.

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