Depuis qu’il a été totalement ouvert à la concurrence, en juillet 2004, le marché de la fourniture d’électricité aux consommateurs professionnels peine à exister. Selon l’observatoire des marchés de la Commission de Régulation de l’Énergie, si, au 1er avril 2007, 16,5 % des sites éligibles (professionnels) avaient exercé leurs droits relatifs à l’éligibilité, seuls 6,4 % de ces sites avaient effectivement changé de fournisseur, les autres (10,1 %) ayant contracté sur le marché avec leur fournisseur historique.
Quant au marché de la fourniture d’électricité aux particuliers, quelques jours après son ouverture à la concurrence, il est évidemment trop tôt pour en dresser un premier bilan, mais l’extrême réserve manifestée par la plupart des organisations de défense des consommateurs laisse augurer une semblable difficulté à donner à ce nouveau segment du marché de l’électricité une véritable consistance.
D’évidence, la raison principale doit en être imputée à la prise de risque que suppose l’exercice de l’éligibilité. Alors même que les marchés de l’électricité – produit de première nécessité – sont par nature des marchés aux prix très volatiles (parce que l’électricité, qui ne se stocke pas, fait l’objet d’une demande très peu élastique par rapport au prix dans le court et même le moyen terme), l’irréversibilité de ce choix agit comme un frein incitant le consommateur à privilégier la conservation du tarif réglementé et de ses attributs : fiabilité de l’opérateur (historique), visibilité dans le temps du prix et de ses variations grâce à la régulation publique, garanties apportées par le cadre de service public dans lequel il est mis en oeuvre (approvisionnement compétitif à partir du parc électro-nucléaire français, sécurité de la concession locale de service public).
De surcroît, le régime actuel d’irréversibilité de l’exercice de l’éligibilité par site engendre divers effets pervers. Ainsi, la valeur du patrimoine bâti risque d’être affectée par les choix qui seront faits quant à l’exercice ou non de l’éligibilité ; quelques jours à peine après la généralisation de la concurrence (1er juillet 2007), des perspectives de contentieux s’ouvrent déjà entre bailleurs et locataires à ce propos. Plus généralement, les consommateurs d’électricité seront rapidement confrontés à des situations d’inégalité face au système électrique, en fonction de choix faits par des tiers (les précédents occupants de leur logement), vis-à-vis desquels ils seront impuissants, et aboutissant à ce que des résidents proches ou voisins bénéficient de droits substantiellement différents.
Ainsi, en exacerbant les oppositions entre tarif réglementé et prix de marché, entre service public et concurrence, le débat n’a pu qu’accentuer le sentiment d’inconfort probablement éprouvé par bon nombre de consommateurs face à ce qui leur est présenté, de façon particulièrement manichéenne, comme un devoir d’arbitrage entre deux mondes décrits comme profondément antagonistes, le passage de l’un à l’autre s’avérant sans retour. Dans ces conditions, il n’est pas abusif de dire que l’impossibilité de quitter le marché « tue », ou tout au moins affecte sérieusement, le marché lui-même.
Pourtant, les exemples abondent de secteurs d’activité dans lesquels une cohérence a pu être durablement organisée entre l’existence d’un service public et une forme de concurrence avec le secteur privé : l’hospitalisation publique et l’hospitalisation privée, l’enseignement public et l’enseignement privé, ou encore, par exemple, les activités sportives exercées dans un cadre fédéral et celles du secteur marchand (salles et complexes privés). La jurisprudence communautaire et le droit national ont d’ailleurs décrit les modalités d’une telle coexistence avec minutie dans le secteur des services funéraires, dans lequel les services publics (régies, concessions) ont perdu leur monopole tout en continuant à exercer leur activité en complète concurrence avec le secteur privé.
Dans l’ensemble de ces secteurs, le citoyen-consommateur est libre de s’adresser à une offre publique ou à une offre privée de services, une interprétation large du droit de la concurrence conduisant, non à exclure le service public des activités concurrentielles, mais bien au contraire à lui en accorder le bénéfice (à condition qu’il en respecte les règles), au nom d’une égalité de traitement entre opérateurs qui a également, pour le citoyen-consommateur, des retombées très positives en termes d’éventail de choix et de liberté d’appréciation de la « meilleure offre ».
Une telle possibilité dans le secteur électrique, permettant au consommateur de tester le marché sans prendre de risque disproportionné, serait le meilleur gage d’une réelle ouverture à la concurrence. La mise en place du marché de l’électricité, comme l’intérêt bien compris du consommateur, passent aujourd’hui, en France, par une porosité délibérée entre le secteur régulé et le secteur non régulé, à la condition, bien entendu, que les règles de gouvernance applicables à la détermination des tarifs réglementés de vente (à propos desquels la CRE dispose d’une compétence consultative) donnent de réelles garanties quant à la complète couverture tarifaire des charges et l’absence de subventions croisées.
Tel est l’objet de la présente proposition de loi, qui tend à autoriser la réversibilité pour la durée de validité des tarifs réglementés, c’est-à-dire tant que la France pourra les maintenir dans le respect de ses engagements internationaux, et sous condition du respect, par le consommateur ayant exercé son éligibilité, d’un délai minimal de six mois avant retour éventuel au tarif, de façon à ne pas créer une instabilité préjudiciable au marché.