Nov 08 2012

Commémoration le 19 mars de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc (exception d’irrecevabilité)

Extrait du compte-rendu intégral de la séance du 8 novembre 2012 :

M. le président. Je suis saisi, par Mme Garriaud-Maylam et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, d’une motion n° 4.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc (n° 61, 2012-2013).

La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam, pour défendre la motion.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, trois interrogations m’amènent ce matin à considérer, avec mes collègues du groupe UMP, que ce texte n’est pas constitutionnel et qu’il est, en fait, contraire aux principes édictés par la constitution de notre pays.

Alors que la France traverse une très grave crise et que le calendrier législatif ne semble pas moins chargé que d’habitude, mes chers collègues, je m’interroge sur la pertinence de voter une proposition de loi dont les dispositions sont déjà satisfaites par le dispositif législatif en vigueur.

L’article 1er de ce texte tend à instituer une journée d’hommage à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. Or, celle-ci existe depuis 2003. Le décret du 26 septembre 2003 a en effet institué « une journée nationale d’hommage aux morts pour la France durant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ».

Ses dispositions ont été complétées deux ans plus tard par la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. Cette loi rend solennellement hommage aux personnes disparues et aux populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian, ainsi qu’aux victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc. Elle reconnaît ainsi les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires.

La finalité de l’article 1er de la présente proposition de loi est donc d’ores et déjà satisfaite !

Quant au second article du texte dont nous débattons ce matin, il prévoit que la date de cette commémoration soit fixée au 19 mars.

Si la journée d’hommage national est actuellement célébrée le 5 décembre, rien n’empêche les associations qui le souhaitent d’organiser par ailleurs des cérémonies le 19 mars et d’y associer si nécessaire des représentants de l’État. Nul besoin d’une nouvelle loi pour les y autoriser !

J’estime donc que les dispositions de la présente proposition de loi sont déjà satisfaites par le cadre légal actuel et que ce texte encombre inutilement un calendrier parlementaire déjà bien trop chargé.

Ma deuxième objection à l’examen de ce texte concerne le respect de la procédure de la navette parlementaire, telle que décrite à l’article 45 de la Constitution. Constitutionnellement, qu’est-ce qui justifie l’immortalité d’une « petite loi » ?

Il me semblerait utile que le Conseil constitutionnel se prononce sur la validité du vote par le Sénat d’une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale plus de dix ans auparavant… En effet, nous exhumons aujourd’hui une « petite loi » votée par l’Assemblée nationale le 22 janvier 2002, soit voilà plus de dix ans !

Sans vouloir retracer l’histoire parlementaire et institutionnelle de la ve République, je rappellerai cependant que, depuis cette date, trois élections présidentielles ont eu lieu, ainsi que trois élections législatives et un renouvellement total du Sénat. La représentation nationale n’étant donc plus du tout la même qu’il y a dix ans, de lourdes incertitudes pèsent sur la valeur juridique de ce texte !

De ce fait, nous devons nous interroger sur la pérennité ou la caducité des textes déposés sur le bureau de l’une des deux assemblées parlementaires, et ce point de vue dépend de la chambre dans laquelle nous siégeons. À chaque renouvellement de l’Assemblée nationale, la coutume veut que les textes transmis par le Sénat lors de la précédente législature soient frappés de caducité. Mais l’inverse n’est pas vrai. Certains me répondront que c’est parce que le Sénat est une chambre pérenne. Cet argument serait défendable si le délai entre l’examen des textes par l’Assemblée nationale puis par le Sénat était restreint. Mais, je le répète, depuis dix ans, le Sénat a été renouvelé totalement.

Un autre argument justifiant l’« immortalité » d’une loi tient au fait que le vote des parlementaires traduit une « volonté générale » placée hors du temps. L’expression de la volonté générale prime évidemment sur toute technique procédurale. Mais le texte dont nous discutons aujourd’hui n’est que la « petite loi » votée par l’Assemblée nationale en 2002 ; il ne reflète donc en rien l’expression de la volonté générale !

Comble des paradoxes, notre rapporteur, sénateur depuis le mois de septembre 2011, a été, préalablement à son élection à la Haute Assemblée, député entre 1988 et 1993 puis sans discontinuer depuis 1997 jusqu’à son arrivée au sein de la Haute Assemblée. Mes chers collègues, vous l’aurez compris, en 2002, lors du vote par l’Assemblée nationale du texte qui nous est présenté aujourd’hui, Alain Néri était législateur et par conséquent auteur du texte ! Comment peut-on démocratiquement expliquer qu’une loi puisse être votée dans une chambre puis dans l’autre par les mêmes parlementaires ?

Ce délai de dix ans entre le vote à l’Assemblée nationale et l’examen du texte par le Sénat est d’autant plus contestable sur le plan constitutionnel qu’entre-temps une autre loi a été adoptée par le Parlement : celle du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. L’existence d’une « petite loi » votée uniquement par l’une des deux chambres voilà une décennie permettrait-elle de justifier la remise en cause d’une loi plus récente, votée, elle, par l’ensemble des parlementaires ?

Le texte dont nous débattons aujourd’hui, qui prétend instituer une journée d’hommage alors que celle-ci existe déjà, est donc mensonger. Il eût été intellectuellement plus honnête et juridiquement plus rigoureux de déposer une proposition de loi visant à décaler du 5 décembre au 19 mars la date de la commémoration.

Rien n’empêche les socialistes de détricoter la loi de 2005 ! Mais une éthique parlementaire minimale voudrait qu’ils suivent pour cela la procédure parlementaire normale, décrite à l’article 45 de la Constitution. Cela supposerait de rédiger une nouvelle proposition de loi tenant compte du dispositif législatif en vigueur, notamment de la loi de 2005, et de la faire voter par les deux chambres.

Une telle démarche aurait d’ailleurs parfaitement pu être adoptée puisque Alain Néri lui-même avait déposé une proposition de loi en ce sens le 5 janvier dernier ! Alors pourquoi ne pas avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour du Sénat à la place de cette « petite loi » de dix ans d’âge, au statut juridique douteux ? Pourquoi même avoir cherché à cacher cette proposition de loi en omettant de la joindre à la discussion ?

Tous ces indices nous montrent que le Gouvernement et la majorité sénatoriale sont bien conscients du caractère constitutionnellement douteux de leur manœuvre. Conscients que leur proposition divise profondément la Nation, ils refusent de prendre le risque de son examen par l’Assemblée nationale, espérant réussir à forcer la main au Sénat.

C’est d’ailleurs cette même logique du passage en force qui a conduit le Gouvernement à avancer l’examen du texte du 20 au 8 novembre. Monsieur le ministre, voilà deux semaines, dans cette enceinte même, vous nous aviez déclaré vous en remettre à la sagesse du Sénat « dans le plein respect des prérogatives du Parlement, car c’est à ce dernier qu’il incombe d’achever un processus législatif qu’il a lui-même engagé, et ce sans aucune ingérence ni interférence de la part de l’exécutif. » C’était un acte courageux et digne que je tiens à saluer. Mais quelques jours plus tard, le Gouvernement vous a contredit en faisant inscrire en catimini cette proposition de loi à l’ordre du jour de notre assemblée sur le créneau qui lui est réservé, au lieu de maintenir son examen le 20 novembre, comme initialement prévu. Quelle raison impérieuse a pu pousser à une telle modification ?

S’agissait-il simplement de prendre de court les nombreuses associations du monde combattant qui préparaient une mobilisation de grande ampleur pour le 20 novembre ? Peut-être… Mais au-delà de cela, cette précipitation me semble avoir un lien avec l’agenda diplomatique du Président de la République…

J’en viens maintenant à ma troisième objection. La présente proposition de loi ne porte pas sur des matières relevant du domaine de la loi, tel que défini à l’article 34 de la Constitution. Je dénonce donc une instrumentalisation de la loi à des fins de politique politicienne et de gouvernance diplomatique. Et je m’explique.

En réalité, quel est l’objet du texte que nous examinons ? La réponse paraît simple : commémorer la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats ayant eu lieu en Tunisie et au Maroc. Ceux qui s’opposeraient à un projet de mémoire si légitime ne seraient donc que d’affreux révisionnistes, niant les drames engendrés par cette guerre de décolonisation. Mais, comme je vous l’ai indiqué précédemment, une telle journée d’hommage existe déjà depuis 2003 et, actuellement, rien n’empêche les associations de commémorer le 19 mars. Sans que cela soit clairement indiqué dans le texte, la polémique porte non pas sur cette journée de commémoration mais bien, à travers elle, sur une possible réinterprétation officielle par la France de la portée des accords d’Évian.

C’est d’ailleurs ce qui avait poussé François Mitterrand à déclarer : « s’il s’agit de décider qu’une date doit être officialisée pour célébrer le souvenir des victimes de la guerre d’Algérie cela ne peut être le 19 mars, parce qu’il y aura confusion dans la mémoire de notre peuple. »

Via l’instrumentalisation d’une journée mémorielle, la présente proposition de loi tente de réécrire l’Histoire. En effet, elle vise à raviver les clivages en essayant d’imposer une relecture simpliste de l’histoire franco-algérienne, dont la repentance française serait le seul axiome et en faisant passer pour des révisionnistes postcoloniaux les tenants d’une approche moins idéologique.

La guerre d’Algérie est une page tragique de notre Histoire dont il est important de garder la mémoire. Mais les commémorations ne doivent pas être utilisées pour diviser, pour raviver les blessures. Elles doivent au contraire être l’occasion d’aborder l’Histoire dans toute sa complexité. Algériens et Français ont une longue histoire commune, faite de souffrances mais aussi de belles réalisations.

Enfin, je voudrais souligner le contexte international dans lequel intervient ce débat. Le Président de la République se rendra le mois prochain en Algérie. Il semble que ce soit pour utiliser le présent texte à des fins politiciennes et diplomatiques qu’il en brusque l’examen, au mépris de l’esprit du processus de la navette parlementaire. D’autant que notre débat intervient alors que le ministre algérien des anciens combattants annonce que les Algériens veulent « une reconnaissance franche des crimes perpétrés à leur encontre par le colonialisme français ». Mes chers collègues, n’est-il pas dangereux d’instrumentaliser ainsi l’Histoire et la Mémoire ? Quels impératifs justifient aujourd’hui un tel mépris pour la procédure parlementaire, un tel déni de démocratie ?

Si ce texte d’ores et déjà périmé est voté au terme d’une procédure intrinsèquement viciée, nous saisirons le Conseil constitutionnel afin qu’il en apprécie la validité !