Voici le texte de mon intervention à la tribune du Sénat :
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues,
L’heure est grave, et quand vous annoncez, Monsieur le Ministre, que « L’Opération Chammal est d’ores et déjà remplie de succès » ne faites-vous pas preuve d’une trop belle assurance, quelques heures seulement après le début des frappes ? (dénégations de JY Le Drian, mais citation extraite du Parisien). Pardon, mais le seul succès avéré à ce stade est celui de la communication : 61% des Français seraient favorables à l’intervention française –dont moi-même, je tiens à le dire d’emblée. Vu le niveau de popularité du Président et du gouvernement, un sondage positif est en effet un exploit notable.
Mais soyons sérieux ! La guerre est un acte trop grave pour l’instrumentaliser à des fins politiciennes. Considérer comme un « succès » le fait d’avoir réussi à atteindre quelques cibles, c’est simplifier à outrance la situation au Moyen-Orient. Les méchants seraient clairement identifiés et tous les moyens bons pour les abattre ? ce serait-là un peu trop manichéen et prêterait à sourire si la sécurité mondiale n’était en jeu.
La situation n’est pas celle d’une armée de « fous de Dieu », avançant en ordre de bataille, en terrain découvert, pour conquérir de nouveaux territoires et asservir une population terrorisée. Elle est celle de groupes ultraviolents mais dispersés, dans des territoires en proie depuis deux ou trois ans au chaos, en Irak comme en Syrie. Avec des alliances ponctuelles et hétéroclites entre factions. Et des populations locales contrôlées non par la seule terreur, mais aussi par le rétablissement d’un certain ordre public et d’aides sociales.
Intégrer la complexité de la situation est moins efficace sur le plan de la communication, mais cela change beaucoup de choses. Dès lors, des frappes aériennes sont clairement insuffisantes. Oui, elles peuvent toucher des cibles stratégiques. Mais, à elles seules, elles ne modifieront pas la situation sur le terrain. Surtout elles ne dessineront pas de perspectives de sortie durable de crise. L’impasse libyenne le prouve. Si l’objectif de l’intervention est de protéger les populations civiles et de neutraliser la menace que fait peser l’EI sur le Moyen-Orient et le monde, alors le traitement de la question ne saurait être purement militaire. L’urgence est d’organiser un gouvernement irakien légitime, associant toutes les communautés. N’oublions pas que l’EI a puisé dans le ressentiment des populations contre le régime irakien l’essentiel de sa force. Tirons les leçons des précédentes guerre en Irak ou de l’Afghanistan : l’urgence est au rétablissement d’un gouvernement d’union nationale, associant toutes les communautés : les Chiites bien sûr puisque majoritaires dans la population, les Sunnites et les autres minorités religieuses, dont les Yezidis et les Chrétiens. Avec Roger Karoutchi et Bariza Chiari, nous travaillons au lancement d’ un groupe d’études sur les Chrétiens d’Orient, avec pour objectif de réfléchir notamment aux moyens de favoriser la réconciliation et d’inverser la spirale de la violence qui est en train de détruire le tissu de la société irakienne.
Pour cela, la solution ne peut venir du ciel, même par l’intermédiaire d’un Rafale. Il faut, hélas, des hommes sur le terrain. La coalition internationale l’a bien compris et a choisi pour cela d’armer des rebelles locaux. Certes, cela est moins risqué vis-à-vis de l’opinion publique française ou américaine. Mais du point de vue géostratégique, n’est ce pas jouer à la roulette russe et alimenter un monstrueux engrenage ? N’est-il pas insensé de déverser de nouvelles armes dans le chaos moyen-oriental, à des alliés aux profils instables ? Les liens entre les diverses factions sont ambigus et changeants. Certains des rebelles syriens sont, comme l’EI, des sunnites, parfois franchement extrémistes. Ce n’est pas parce qu’ils ont fini par se brouiller avec l’EI qu’ils en deviennent des démocrates. Les « modérés » ne représenteraient que 10 à 15% des rebelles syriens. Armer des islamistes contre d’autres islamistes ? Machiavélique certainement, mais pas rassurant. De même, les combattants kurdes sont proches du PKK, fiché comme organisation terroriste par les Etats-Unis et l’Union européenne. Alors que le djihadisme tire sa force des affrontements communautaires et confessionnels, instrumentaliser les uns pour neutraliser les autres, est un jeu de poker bien risqué. S’attaquer à une des branches du terrorisme – l’Etat islamique -, sans se préoccuper de la racine – l’extension des groupes djihadistes, c’est aller au-devant d’un pourrissement assuré.
En Irak on intervient à la demande du Président, pourtant très contesté par sa population et qui n’a pas hésité à bombarder des quartiers d’habitation, tandis qu’en Syrie, on arme des combattants dont on espère qu’ils déstabiliseront à la fois le Président et l’EI. La France a même longtemps refusé des frappes en Syrie (où l’EI contrôle quasiment autant de territoire qu’en Irak) au prétexte que cela pourrait aider Bachar Al-Assad. Sans nier ses exactions, un peu de pragmatisme vis-à-vis de la Syrie serait utile. Hubert Védrine l’a rappelé récemment, contre Hitler, les démocraties ont fait alliance avec Staline, malgré tout le sang qu’il avait sur les mains.
Face à ces défis le manque de coordination internationale est désespérant. Certes la coalition compte théoriquement une quarantaine de membres. Mais nombre d’entre eux n’ont une implication que symbolique. Je pense en particulier à la non-association de l’Iran à la coalition, qui me semble insensée, alors même que ce pays a été l’un des premiers à combattre l’EI. De même la Russie et la Chine, principal investisseur dans le pétrole irakien. Il faut que tous les Etats membres de l’UE comprennent que c’est aussi leur sécurité qui est en jeu et qu’ils ne peuvent nous laisser seuls en 1ere ligne. Il faut impliquer réellement tous les belligérants et Etats voisins dans la recherche d’une solution politique, au lieu de ne leur laisser qu’une place de figurants. Sur la question des financements de l’aide logistique mais aussi de la prévention de l’arrivée de renforts djihadistes en Syrie, l’implication de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de la Jordanie ou du Qatar est cruciale. Une véritable stratégie de sortie de crise doit se préparer dès le début de l’intervention. Ne nous laissons pas aveugler par les seuls objectifs militaires immédiats par des réussites relativement faciles, alors que c’est l’avenir de nos sociétés qui est en jeu.
L’image d’une croisade franco-américaine est ravageuse. Non seulement pour l’acceptation par les populations locales de cette situation, mais aussi pour nos propres ressortissants, mis en danger, sur notre territoire national et a fortiori dans le monde arabe. Cela nous donne une image de suiveurs, alors que nous devrions avoir un rôle moteur dans la recherche d‘une solution politique concertée.
Une intervention sous l’égide de l’ONU est impossible nous dit-on. Le temps de l’action ne serait-il donc pas le temps de la négociation internationale ? Mais cela fait des mois, voire des années, que la situation se détériore, et que les Chrétiens d’Orient appellent au secours. Les chancelleries se réveillent un peu tard ! Nous avons d’ailleurs lancé en juillet un appel parlementaire en ce sens, auquel le Président Hollande n’a pas apporté de réponse. Autre obstacle à l’envoi d’une force d’interposition de l’ONU, le probable veto russe ? Là encore, comme pour l’Iran, je déplore qu’au nom du politiquement correct l’on s’évertue à écarter les Russes de la table des négociations. Oui, les Russes sont venus à la Conférence de Paris. Mais derrière les photos de famille, que ce soit sur l’Ukraine ou sur l’Irak et la Syrie, le dialogue est très insuffisant.
L’envoi d’une force d’interposition de l’ONU ne répondrait pas qu’à un défi stratégique immédiat – celui de la cessation des hostilités, du désarmement et de l’accès humanitaire aux populations civiles.. Elle serait aussi indispensable pour la crédibilité de la légalité internationale. Au lieu de cela, les Américains bombardent de toute façon depuis plus d’un mois, sans mandat international aucun. Et faute d’une résolution du Conseil de Sécurité, nous nous cachons derrière l’article 51 de la Charte des Nations Unies, consacré à la légitime défense, en indiquant répondre à un appel à l’aide du Président irakien. Cet artifice ne trompe personne. C’est du discrédit du régime irakien auprès d’une grande partie de sa population et de son incapacité à gouverner que l’EI a puisé sa force : le président irakien est donc loin d’être un interlocuteur vraiment légitime. D’où l’impérieuse nécessité d’une intervention réellement internationale, sous égide de l’ONU. Mépriser la légalité internationale mine insidieusement l’ordre mondial. Un jour viendra où nous le regretterons. Oui, l’ONU doit être réformée pour répondre plus efficacement et plus rapidement aux défis du monde contemporain. Mais elle offre déjà un cadre dont il est regrettable de ne pas tenir compte. Une Mission de l’ONU, la MANUI est depuis longtemps en Irak, et une résolution du Conseil de Sécurité en date du 30 juillet proroge même son mandat jusqu’au 31 juillet 2015. Elle semble pourtant ne jouer quasiment aucun rôle dans la résolution de la crise. Pourquoi ne pas s’appuyer davantage sur elle, Monsieur le Ministre ?
Personne ne conteste le bien fondé d’une intervention, face aux exactions commises, dont les responsables répondront, nous l’espérons, devant la Cour Pénale Internationale. Il fallait agir. Pour protéger les populations, et notamment les Chrétiens et les autres minorités persécutées. Pour assurer la sécurité régionale, alors que des Etats comme la Jordanie et le Liban sont à leur tour menacés. Pour éviter une recrudescence de terrorisme international, à l’heure où des centaines de jeunes partent se former au djihad avant de rentrer perpétrer des attaques sur nos territoires. Mais si la cause est juste, les moyens de la servir sont tout aussi essentiels. J’émets donc de réels doutes sur la stratégie déployée.
L’anéantissement du Daesh n’est pas une fin en soi, tout juste un objectif tactique. C’est la montée de la violence intercommunautaire et interconfessionnelle au Moyen-Orient, ainsi que le risque de propagation mondiale du terrorisme, qui doivent être les véritables cibles.
Il faut que nous nous intéressions dès à présent aux scenarii de sorties de crise à l’issue de la campagne militaire – en espérant que celle-ci ne s’éternise pas- au-delà de la neutralisation de Daesh, afin d’éviter la surenchère guerrière et construire la paix..
Souvenons-nous de cette phrase de Churchill qui avait dit que l’Irak avait été créé un dimanche de folie. La position de Jacques Chirac avait toujours été de dire que si l’on excluait les sunnites du gvt irakien, jamais ns n’arriverions à une solution politique. Ses paroles sont tjrs d’actualité et ns ns interrogeons sur la survie de cet Etat et son intégrité territoriale.
En Irak, une fois ces objectifs atteints, qui contrôlera le vaste territoire d’obédience sunnite libéré des djihadistes ? Retournera-t-il dans le giron irakien ou participera-t-il d’une région kurde autonome ? La forte implication des kurdes dans le conflit ne fera-t-elle pas pencher la balance en faveur d’une partition de l’Irak ?
En Syrie, cette question de l’occupation des terres « libérées » est encore plus critique : reviendront-elles à Bachar-Al-Assad ou aux rebelles ? Sachant le poids minime des « modérés » parmi eux, seront-ils capables de contribuer à la reconstruction économique et sociale du pays, ou irons-nous vers de nouveaux déchirements ?
Quid des Chrétiens, dans ces deux Etats ? Comment garantir leur sécurité et le respect de leur foi ? Et de manière plus globale, comment resoudre le problème palestinien qui joue evidemment un role majeur ds l’envenimement de la situation régionale.
Il faut aussi que nous soyons conscients des dangers sur le territoire national. Le rapport de juin 2013 de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la surveillance des mouvements djihadistes en France concluait à l’insuffisance de moyens humains matériels et juridiques mis à la disposition de nos services sur le sol français. Ceci explique peut-être l’échec retentissant de nos services dans l’affaire de la non-interception de membres de la famille Merah.
Mais je crois qu’il y a aussi urgence à observer une certaine décence. Il est honteux – et dangereux – que certains pérorent à longueur de journée sur nos réseaux sociaux ou dans les media sur ces problèmes. Nous devons être unis et surtout appeler à la vigilance. En tant que sénatrice des français de l’étranger et rapporteur à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN sur le terrorisme, je suis particulièrement inquiète des répercussions potentielles sur la sécurité de nos ressortissants, 2 millions et demi dans le monde, dont beaucoup facilement identifiables dans de nombreux pays du Moyen-Orient, et je pense bien sûr à notre compatriote enlevé en Algérie. Mr le Ministre, ils nous demandent, ils nous supplient d’être prudents dans nos propos. Je comprends l’avidité de certains media à vouloir organiser des débats, même si certains les qualifient –pas toujours à tort – de séances de café du commerce, mais la sécurité de nos ressortissants est en jeu et on ne peut pas laisser tout dire, laisser dire n’importe quoi. Parfois, mes chers collègues, le silence est d’or.
Il y a urgence à renforcer les moyens des services qui traitent de la sécurité de nos concitoyens en France et à l’extérieur. Le projet de loi sur le terrorisme, qui vient d’être voté à l’Assemblée nationale et sera bientôt examiné au Sénat, devrait y contribuer. Et j’exhorte tous nos collègues, tous nos compatriotes, quelque soit leur appartenance politique, à soutenir nos Forces armées et nos forces de sécurité dans ce combat contre la barbarie, tout en veillant à ne pas exacerber les tensions intra-communautaires. Ce n’est pas l’Islam que nous combattons, c’est la bestialité et l’ignorance d’une minorité.