Mon intervention (extrait du compte-rendu intégral de séance) du 15 octobre 2014 :
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste sans porter atteinte de manière disproportionnée aux libertés publiques, telle est la délicate équation à laquelle sont confrontées les démocraties, en particulier celles qui sont engagées dans la coalition contre Daech. Si l’actualité des dernières semaines accentue l’urgence en la matière, il s’agit bien évidemment d’un défi très largement antérieur à l’escalade constatée au Moyen-Orient. Cela fait d’ailleurs plusieurs mois que l’assemblée parlementaire de l’OTAN m’a chargée d’un rapport sur ce sujet complexe du terrorisme, les membres de l’Alliance atlantique s’interrogeant sur l’adaptation de leurs dispositifs aux nouveaux visages du terrorisme. Nous combattons non pas des organisations structurées, mais de multiples mouvements protéiformes aux liens complexes, promouvant le passage à l’acte de « loups solitaires ».
Au mois de juin 2013, voilà plus d’un an, le rapport de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, mise en place par l’Assemblée nationale, concluait à une insuffisance de moyens humains, matériels et juridiques. Ce projet de loi est donc, monsieur le ministre, le bienvenu pour répondre aux lacunes du cadre législatif.
Toutefois, je tiens à souligner d’emblée la nécessité que les dispositions de ce texte s’accompagnent du déblocage de moyens adéquats, et donc importants, en matière de politique de prévention, de surveillance des candidats au djihad sur notre sol et d’efforts de déradicalisation. Nous en reparlerons lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2015, mais je tenais à mettre ce point en exergue dès à présent.
De manière générale, ce projet de loi met l’accent sur la répression de faits – voyages dans des zones de djihad, apologie du terrorisme – intervenant en amont des actes terroristes eux-mêmes. L’intérêt de cette pénalisation me semble résider davantage dans les possibilités d’investigation qu’elle ouvre aux enquêteurs que dans la perspective d’entraver la commission des faits ou de punir de potentiels djihadistes avant tout passage à l’acte.
C’est pourquoi je salue les dispositions de l’article 4 faisant entrer dans le code pénal les délits de provocation et d’apologie du terrorisme, aujourd’hui assimilés à des délits de presse, moins en raison de la dangerosité même de cette infraction que par souci d’efficacité, puisque cela permettra aux enquêteurs de disposer de moyens d’enquête renforcés : surveillance, infiltrations, écoutes téléphoniques, captation de données informatiques…
A contrario, je suis à titre personnel un peu sceptique quant à l’utilité du blocage administratif de sites internet incitant au terrorisme et à la création d’un délit de consultation habituelle des sites terroristes. D’un point de vue pragmatique, plutôt que de clore ces sites, il me semblerait plus utile de mieux en surveiller les visiteurs pour détecter de potentiels candidats au djihad. C’est d’ailleurs ce que certains États ont bien compris, car ils créent parfois de faux sites internet permettant de repérer certaines velléités terroristes individuelles.
Par ailleurs, ces deux mesures me semblent constituer, tout comme peut-être le recours abusif à des écoutes, une atteinte disproportionnée à la liberté d’information et d’expression. Créer une exception autorisant certaines professions à consulter ces sites ne répondrait nullement au problème, comme le souligne l’association la Quadrature du net, qui s’est beaucoup engagée, inspirant même certains amendements sur le sujet.
Un contrôle démocratique est indispensable, mais nous ne pouvons renier nos valeurs fondamentales, incarnées dans l’État de droit, car ce serait là – vous l’avez d’ailleurs vous-même signalé, monsieur le ministre – une véritable victoire pour les terroristes.
De surcroît, la consultation de tels sites internet ne crée pas de danger immédiat. Dans le cadre de mon rapport sur le terrorisme pour l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, j’ai interrogé de nombreux experts : tous s’accordent sur la faiblesse de la fiabilité des modes opératoires fournis en ligne pour produire des bombes ou autres dispositifs terroristes. Internet constitue pour eux davantage une « chambre de résonance » pour individus déjà radicalisés qu’une porte d’entrée dans le djihad.
Dans ce contexte, et étant donné les possibilités de contourner les fermetures de sites en se tournant par exemple vers les réseaux sociaux, le blocage des sites pourrait n’avoir pour effet que d’alimenter la victimisation et la radicalisation des personnes censurées. L’exemple chinois illustre les difficultés, même pour un État consacrant de très importantes ressources au contrôle de l’internet, à maîtriser la diffusion de contenus sur les réseaux sociaux.
La création d’un délit d’entreprise terroriste individuelle me semble très utile, dans la mesure où elle offre de nouveaux moyens juridiques aux enquêteurs, mais potentiellement dangereuse quand il s’agit d’arrêter des individus en amont de tout passage à l’acte. La présomption d’innocence est un fondement de notre État de droit. À nouveau, j’y insiste : renforcer la surveillance est plus efficace qu’arrêter préventivement, notamment dans la perspective du démantèlement de réseaux. Mettre en place une véritable politique de prévention, notamment au sein des prisons et après la fin de la détention, me paraît essentiel, ainsi que développer une communication adaptée, comme cela se fait par exemple au Royaume-Uni avec la promotion d’imams modérés et des appels à une vigilance renforcée.
En tant que sénatrice des Français de l’étranger, je suis interpellée par la création d’une interdiction de sortie du territoire en cas de soupçon de départ vers une zone de djihad. Le départ de centaines de personnes résidant en France vers le Moyen-Orient pour prendre part aux combats ou se former à des techniques violentes est un fait que le législateur ne peut ignorer. Pour autant, la formulation actuelle de l’article 1er ne traite que partiellement le problème, en ne visant que les ressortissants français, et non l’ensemble des résidents en situation régulière sur notre territoire. Le retrait des pièces d’identité françaises pourra aisément être contourné par les binationaux, qui feront valoir leur autre passeport.
Je m’interroge également sur la nécessité de retirer physiquement les pièces d’identité, dans la mesure où elles peuvent faire l’objet d’une invalidation aux fins de signalement au système d’information Schengen, ce qui les rend inutilisables pour sortir de l’espace Schengen.
Surtout, j’appelle à la retenue dans l’application de cette mesure attentatoire à la liberté de déplacement. Les pays pouvant être concernés par l’expression « théâtre d’opérations de groupements terroristes » sont plus nombreux que l’on pourrait le croire au premier abord. Il faut donc veiller à ne pas freiner les échanges avec ces zones où, souvent, les Français ne sont pas assez présents, à ne pas trop dissuader nos compatriotes de s’y intéresser pour des raisons professionnelles ou personnelles et à ne pas fragiliser les économies de certains de ces pays, largement dépendantes du tourisme.
En matière de prévention du terrorisme sur notre sol, l’enjeu est d’ailleurs moins d’empêcher les départs au Moyen-Orient que de mieux surveiller les retours. Un article paru hier dans un grand quotidien évoquait les incertitudes juridiques entourant ces « expulsions sécurisées ». Le projet de loi n’apporte pas de véritable réponse à ces interrogations. En droit international, il est impossible d’empêcher un Français de rentrer en France. La déchéance de nationalité envisagée par certains autres pays n’est bien sûr pas à l’ordre du jour chez nous. Il est donc essentiel de renforcer la surveillance des djihadistes de retour sur notre territoire. L’enjeu est alors dans une large mesure d’ordre opérationnel, comme l’a tristement illustré la récente non-interception des proches de Merah à leur retour de Turquie.
De ce point de vue, je soutiens la position de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui préconise que les mineurs de retour en France après avoir été engagés à l’étranger dans des entreprises terroristes « fassent l’objet d’un accompagnement particulier par la justice, au titre de l’enfance en danger ou de l’enfance délinquante ».
Qu’il s’agisse de mineurs ou de majeurs, le travail de déradicalisation et de contre-propagande est essentiel, et ce tant sur internet que dans la vie civile ou en prison. Dans ce domaine, la France a encore beaucoup à apprendre de ses partenaires internationaux, en particulier des États-Unis ou du Royaume-Uni. Il est donc essentiel d’intensifier les échanges de bonnes pratiques et le partage d’analyses et d’informations à l’échelle internationale.
À l’échelon européen, cet impératif a été rappelé lors du Conseil des 5 et 6 juin derniers consacré au terrorisme et à la sécurité des frontières. Frontex joue depuis dix ans un rôle croissant dans la sécurisation des frontières européennes. Cette agence facilite la coopération intra-européenne, ainsi que les partenariats hors Union européenne, notamment avec les États-Unis, dans le domaine de la sécurité aérienne et maritime.
S’il est de la responsabilité de chaque État de renforcer son arsenal législatif, aucun pays ne peut plus lutter isolément contre le terrorisme. Une stratégie concertée de lutte contre les agents de terrorisme est indispensable, notamment en matière de régulation d’internet, de repérage des sources de financement du terrorisme international, criminalité, trafic de stupéfiants et terrorisme étant intimement liés, nous le savons.
Chacun de nos grands États démocratiques a ses traditions de travail et de secret en ce domaine, mais un tel cloisonnement n’est plus de mise, car il entraîne pertes d’énergie et d’efficacité, morcellement et fragmentation des informations. Beaucoup d’organismes s’intéressant à ces questions sont aujourd’hui sinon superflus, du moins redondants, y compris à l’échelon international. Je pense par exemple à certaines agences des Nations unies.
C’est pourquoi j’appelle de mes vœux, monsieur le ministre, le regroupement de services nationaux et le développement de procédures intergouvernementales, par exemple dans le cadre d’un observatoire pérenne ou d’une mission internationale sur le terrorisme chargé de la coordination, de la surveillance, de l’échange d’informations, ainsi que d’une assistance technique, juridique et policière aux États fragilisés par le terrorisme. Une telle coordination me semble indispensable au succès des mesures qui seront prises sur notre territoire.
Tel n’est bien évidemment pas l’objet précis du projet de loi qui nous est aujourd’hui soumis, mais il me semblait être de mon devoir d’attirer votre attention sur cette proposition, monsieur le ministre.
(Applaudissements sur les travées de l’UMP.)